« Nous sommes à l’intersection du monde économique et politique »

Après huit mois de travail soutenu, la Convention des entreprises pour le climat(1) (CEC) vient de s’achever. La démarche, qui a rassemblé 150 dirigeantes et dirigeants d’entreprises, s’est conclue par la réalisation de 150 feuilles de route (une par entreprise) et de 10 propositions concrètes pour la transition écologique. Quelle suite donner à cet élan ? Quelles déclinaisons à l’échelle locale ou européenne ? Yannick Servant, un des co-fondateurs de la CEC nous explique les prochaines étapes.

 

 

Missions Publiques. Les objectifs de départ que vous vous étiez fixés étaient de sortir les dirigeantes et dirigeants de leur zone de confort et de produire de l’intelligence collective. Le pari est-il réussi ?

Yannick Servant. La CEC n’a pas été un événement « corporate » comme les autres et je dois avouer que la fin de la Convention a été un moment très fort en émotions. Pour sortir les dirigeant.e.s de leur zone de confort, nous leur avons vraiment fait faire un pas de côté : moments méditatifs avant chaque début de session, des faciltateur.trice.s les ont même fait danser. Ils/elles ont également réalisé un « haka » sur la pelouse du stade Gerland avec les rugbymen lors de la session 5 à Lyon. L’objectif de ces animations, au-delà du simple plaisir, était de s’adresser à autre chose qu’à la partie du cerveau qui active la feuille Excel. Les dirigeantes et dirigeants sont des êtres humains normaux, avec des émotions qu’ils ont le droit d’écouter pour faire leur job correctement face aux impératifs quotidiens de leur entreprise. De ce point de vue-là, c’est une réussite.

Concernant le processus d’intelligence collective, nous avons travaillé en coopération dès la 2e session dès lors que nous avons abordé le concept d’économie régénérative. De nombreux projets coopératifs ont été imaginés dans l’exercice des feuilles de route. Ils ont également été invités à se rassembler autour de thématiques précises. Par exemple, une des propositions collectives qui a été votée, est la création d’un indice « R3 » (pour réemploi, réparabilité et recyclabilité). Cet indice servira à toutes les entreprises qui produisent des biens non alimentaires. Il sera testé par les participants pour prouver son efficacité, puis le projet pourra être étendu.

 

Missions Publiques. Revenons aux 10 propositions que vous avez formulées.  Hormis le nombre, en quoi diffèrent-elles des propositions de la Convention citoyenne pour le climat ? Et quelle est leur inscription dans le politique ?

Yannick Servant. Au départ, les participant.e.s en avaient proposé une cinquantaine. Il y a eu un premier filtre à 20 puis à 10. Parmi elles : la disparition des niches fiscales nuisibles à l’environnement, « l’écoconditionnalité » de l’accès aux marchés et financements publics, conditionner la rémunération des dirigeant.e.s à la réussite de critères environnementaux préalablement fixés ou encore l’obligation de la réalisation d’un bilan carbone scope 3 pour toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Pour l’heure, seules les entreprises de plus de 500 salariés sont tenues, tous les quatre ans, de faire le bilan de leurs émissions directes de gaz à effet de serre (scope 1), ainsi que de celles liées à leur consommation d’énergie (scope 2). Le scope 3 intègre toutes les émissions indirectes, soit le cycle de vie d’un produit, les déchets, les mobilités du personnel, les transports des marchandises, etc.

Le vote de ces propositions a donné mandat à l’association au nom du collectif CEC, de porter ces propositions au gouvernement. En l’état, ces propositions ne sont pas prêtes à être copiées-collées dans un amendement ou une proposition de loi mais c’est un premier regard « entreprise ». L’étape d’après sera l’approfondissement de chacune des 10 pendant l’été en co-construction avec les actrices et les acteurs de l’écosystème CEC pour arriver, au bout du bout, à la traduction en texte de loi. C’est pourquoi, pendant l’été, nous allons affiner ces propositions en prenant contact avec des sénateur.trice.s, des parlementaires, des collaborateur.trice.s dans les ministères et toutes les personnes de notre écosystème (garant.e.s, ADEME, Shift projet etc.). Aujourd’hui, nous sommes à l’intersection du monde économique et du monde politique.

 

Missions Publiques. La rédaction et le vote des propositions qui seront portées au gouvernement a été un exercice collectif. Qu’en est-il des feuilles de route qui doivent aligner chaque entreprise avec les objectifs européens de réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 ?

Yannick Servant. Le livrable final que nous présenterons, le 28 septembre, lors d’un événement au Conseil économique social et environnemental (CESE) comprendra les propositions retravaillées, une compilation des feuilles de route, leur méta-analyse, un historique de compréhension etc… Sur le site web, les 150 feuilles de route seront consultables.

Pour revenir à votre question, les feuilles de route ont été élaborées jusqu’à la dernière heure de la dernière session. Les participant.e.s ont pu bénéficier d’interventions et d’outils pour « challenger » leur projet. Des membres du Shift projet, de Pour un Réveil Écologique et de différents collectifs ont animé une série d’ateliers intitulés « monter les curseurs » pour les pousser au maximum. Pendant l’été, un groupe de bénévoles analysera ces feuilles de route, selon une méthodologie courte et précise développée par Christophe Sempels (directeur général de Lumia). Suivra une méta-analyse qui, en une vingtaine de pages, donnera à voir, par région, par secteur, par taille d’entreprises, ce qui émerge, à quoi ressemble les coopérations, quels sont les freins, quelles sont les voies d’accélération qui ont été ouvertes…

Aujourd’hui, nous avons 140 feuilles de routes. Certains ont exprimé des réticences à les publier tout de suite, le temps d’embarquer leurs collaborateur.trice.s ou par devoir de réserve par rapport à leur conseil d’administration, par exemple. C’est pourquoi, nous nous laissons l’été pour permettre aux dirigeant.e.s participant.e.s de mettre leur partie prenante à l’aise avec l’exercice, de les aider au maximum et d’arriver à une version satisfaisante pour toutes et tous.

"Ma conviction est que si l’on rend la trajectoire éminemment désirable, le changement peut opérer.

Yannick Servant

Co-fondateurs de la CEC

Missions Publiques. Cette méta-analyse est-elle une façon de concevoir une grille d’évaluation qui permette, par la suite, de mesurer l’impact de la CEC ?

Yannick Servant. Nous avons demandé à chaque entreprise une auto-évaluation à l’aune de quatre étapes : la première, c’est le business as usual ; la deuxième est le business responsable (c’est-à-dire j’ai une équipe RSE, je réfléchis à la réduction des impacts, je publie des rapports etc.) ; la troisième, c’est le business contributif (au sein de mon entreprise, je réfléchis à toutes les notions de circularité). Et enfin, quatrième étape : le régénératif, c’est-à-dire aller au-delà d’un impact zéro (comment je génère du positif parce que trop de ressources ont été détruites).

Les 150 dirigeantes et dirigeants représentent 350 000 collaborateur.trice.s et 75 milliards de chiffre d’affaires. Pourtant, une seule CEC, ce n’est rien. Ce qui compte, c’est l’effet démultiplicateur, l’effet de levier. La combinaison d’un document ambitieux et de la personnalité du ou de la dirigeant.e aura cette force d’entraînement qui fait que nous passerons d’une CEC à 100, à 1000, à 10,000 CEC, le tout dans un contexte de montée des curseurs générale. A ce sujet, nous avons co-signé une tribune(2) sur la formation du gouvernement aux enjeux du climat. Le sujet est en train d’avancer.

 

Missions Publiques. Vous avez parlé d’effets démultiplicateurs. Quelles déclinaisons locales ou sectorielles avez-vous prévues ?

Yannick Servant. La territorialisation est en marche. Elle est portée par les participantes et participants eux-mêmes. L’entreprenariat local doit être connecté à la politique, aux administrations et institutions locales pour créer un mouvement de co construction à l’échelle du territoire. Ce qui n’est pas toujours évident. Pour l’heure, nous avons plus de demandes que ce que nous pouvons satisfaire. Nous sommes très sollicités par les territoires, les collectifs (réseau d’entrepreneur.e.s, entreprises du CAC 40…) et nous sommes aussi en contact avec les grands écoles.

L’échelle européenne est indispensable (90% des normes environnementales viennent de l’Europe) mais elle est complexe. Nous sommes en train d’y réfléchir. Deux axes se dégagent pour l’instant : une CEC qui regrouperait des entreprises à dimension européenne (CAC 40). Ce format, au-delà des difficultés opérationnelles, pourrait avoir un énorme impact avec une reproduction de la même dynamique dans chaque pays. L’autre axe, c’est celui des institutions avec une CEC à Bruxelles, qui est la 2e capitale de lobbying. Sur ce point, il faut encore que nous prenions un peu plus de temps de réflexion avant de nous lancer.

 

Missions Publiques. Les entreprises représentées à la CEC couvrent de multiples secteurs. Certaines entreprises étaient assez avancées sur le sujet de la transition, d’autres, moins. Je pense aux secteurs du bâtiment ou des transports… Comment êtes-vous parvenus à ce que tout le monde avance dans la même direction ?

Yannick Servant. Nous avions aussi dans le collectif Avia-Picoty, les stations-services, mais aussi le numéro 3 ou 4 de la filière viande, Ugitech, sidérurgiste en Savoie, Renault Trucks. Toutes ces personnes ont témoigné de la transformation et de l’impact de la CEC à titre personnel. C’est la première brique. Bien entendu, cette transformation doit se diffuser auprès des conseils d’administration. Mais une fois que la bascule intérieure est faite, il n’y a plus de retour en arrière. Ma conviction est que si l’on rend la trajectoire éminemment désirable, le changement peut opérer.

 

Missions Publiques. A l’heure des limites planétaires, comment avez-vous dépassé l’enjeu du climat ?

Yannick Servant. Comme la Convention citoyenne pour le climat, nous avons fait un choix de branding qui nous a servi et desservi en même temps. Mais le mandat était bien d’inscrire la feuille de route à l’intérieur des limites planétaires. Nous avons donc, dès la première session, évoqué les limites planétaires et articulé la Convention autour des pôles « climat-énergie », « pollution(s) », « biodiversité » et « déplétion de ressources ». Plus tard, en session 4 qui traitait de la (re)connexion au vivant, des experts comme Emmanuel Delannoy(3) ou Bruno David du Museum d’Histoire naturelle qui ont particulièrement insisté sur le rapport au vivant.

Pour décrire notre place dans l’écosystème de la transition, je nous vois comme un accélérateur de particules. Les particules sont déjà là : il existait et il existe énormément de projets, d’initiatives, de groupements, de réseaux dans le milieu de la transition bien avant que nous débarquions. Venant tous du monde de l’entreprise ou presque, notre savoir-faire, c’est la gestion de projet et notre compréhension du fonctionnement de l’entreprise qui est au cœur de la production d’externalités négatives. Ce que j’espère, c’est que le format CEC, comme les TED et TEDx, puisse donner des outils, des idées, des clefs à tout un réseau en croissance.


(1) La CEC a réuni pendant 8 mois 150 dirigeantes et dirigeants pour co-construire les feuilles de routes alignant leurs entreprises avec les objectifs européens : la réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, mais également la régénération de la biodiversité et l’écriture d’un futur économique désirable.

 

(2)La tribune « Former les députés aux enjeux du climat et de la biodiversité, une première mondiale » a été co-écrite par le climatologue Christophe Cassou, la paléontologue Valérie Masson-Delmotte et le député écologiste Matthieu Orphelin. Elle est parue dans le JDD le 18 juin 2022.

 

(3)Entrepreneur, conférencier, auteur, Emmanuel Delannoy a contribué à la construction de l’Agence française de la biodiversité. Il est l’auteur de L’économie expliquée aux humains (ed. Wildproject) et a contribué à de nombreux ouvrages collectifs, dont le Dictionnaire de la pensée écologique (PUF) ; Humanité et biodiversité, manifeste pour une nouvelle alliance, (Descartes et Cie).
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